Lettre aux Juifs aux Chrétiens et aux Musulmans suivi de Quoi Israël ? de Carlo Suarès, avec une note de Marc Thivolet, Editions Arma Artis.
Ces deux textes brefs, le premier écrit en 1957, Lettre aux Juifs aux Chrétiens et aux Musulmans, le second en 1954, Quoi Israël ?, se révèlent d’une brûlante actualité et démontrent le caractère profondément visionnaire de la pensée si lucide de Carlo Suarès. Dans ces deux textes, il interroge la notion d’Etat, sa réalité, et sa prétention à la souveraineté.
« Or ce qui s’oppose le plus à la justice est la notion de souveraineté, où qu’elle soit, quelque minime, fragmentaire et modeste qu’elle puisse apparaître. Cette notion s’est implantée dans nos esprits de façon tragique. Vous devez la reconsidérer, faute de quoi nous ne serons jamais assez intelligents pour sortir de l’ère des conflits. Seul est souverain l’Eternel, le Dieu d’Abraham. Toute souveraineté humaine individuelle ou collective, spirituelle ou matérielle, ne s’instaure et se maintient que dans les limites de frontières confessionnelles ou territoriales. Elle rejette l’Eternel par sa propre affirmation. »
« L’idée de souveraineté nationale est devenue une religion mondiale si respectable qu’il suffit de l’invoquer pour que les têtes s’inclinent. Lequel de vos hommes pieux ose y voir la religion de Satan, du prince de ce Monde, toujours en conflit avec l’Eternel ? »
Il s’adresse ensuite successivement aux trois peuples d’Abraham pour les rappeler à la fois à la réalité et à la transcendance :
« Juifs de la dispersion. Il n’est pas suffisant de vous désolidariser de l’hérésie sioniste. Demandez-vous dans quel but et pour quelles raisons vous prolongez le particularisme de vos existences commerçantes. Certains disent que la voix de l’Eternel s’est tue mais que l’écho, le souvenir demeure. Quelle extraordinaire affirmation ! Comment savent-ils que la voix s’est tue ? Qui le leur a dit ? Pour les sourds, les vagues de l’océan sont muettes, aucun fracas n’accompagne les torrents dans les creux des montagnes, le vent ne chante pas dans les arbres. Et ce n’est pas la voix de l’Eternel qui demeure, mais des comptes rendus, des témoignages, des mots, des traductions en langues périmées, donc aujourd’hui des irréalités. »
« Chrétiens qui redoutez de mourir à vous-mêmes, abandonnez jusqu’à l’idée de faire votre salut. Revenez aux sources et vous saurez que le Christ est vivant aujourd’hui parmi vous, que les pieds charnels foulent le sol et qu’il se révèle à ceux qui, le reconnaissant, savent plonger leurs regards dans l’infinité de son regard, dénué d’assertion personnelle. »
« Juifs, Chrétiens, Musulmans, ayez pitié de vous-mêmes, ayez pitié du Dieu d’Abraham. Des peuples nombreux vous regardent. Certains, apportant d’Asie des sagesses multimillénaires, peuvent à bon droit vous dire que vos trois grandes religions leurs apparaissent comme trois sectes sanglantes, elles-mêmes subdivisés en sous sectes qui s’entr’égorgent. Et qu’avez-vous à leur dire, si vous n’éliminez pas, les uns et les autres, vos particularismes, si vous ne ramenez pas vos fois à l’essentiel ?
L’intelligence de cette paix est à votre portée. »
Carlo Suarès veut montrer, plutôt que démontrer, le non-sens général de l’Etat et particulier de l’Etat d’Israël mais, parce que, croyants ou non, nous sommes tous à la fois juifs, musulmans et chrétiens, ce message, cette lucidité sans faille, concerne tout citoyen de ce monde :
« Je dis : faites sauter ces frontières maintenant, tout de suite, en cet instant même, et que personne n’ose hausser les épaules à cet ordre ; Abraham n’a pas de frontières, ni le prophète Jésus, ni le prophète Mohammed. Et que faites-vous ? »
« Ces frontières géographiques, hérissées d’armes, servent, n’en doutez pas, les intérêts matériels de minorités puissantes. Mais ces puissances ne pourront jamais me contraindre à reproduire ces tracés dans mon cœur et dans ma pensée, et ne feront pas taire et ne bâillonneront pas ceux qui aujourd’hui m’entendent et ne les feront pas taire et seront vaincues. »
Il y a dans l’appel permanent de Carlo Suarès, une précision remarquable sur les écueils et sur ce qui fait avorter les révolutions. Quelques mois après les révolutions arabes, ces propos sont intensément nécessaires :
« Que prenne racine un nouvel Etat dans le sol empoisonné des fausses valeurs, et la révolution sera privée de sève. Je vois ces hommes jeunes et frais se débattre sous les coups brutaux des puissances qui les cernent de toutes parts, trébucher dans les pièges que leur tendent les fausses démocraties, les fausses libertés, les fausses civilisations de l’Ouest ou de l’Est. Je les entends invoquer l’esprit des prophètes, d’Abraham à Mohammed, appeler au secours pour éveiller ne serait-ce que l’écho de cette voix qui s’est tue… Je vois dans ce berceau consacré qu’est l’Egypte, la possibilité, la volonté, la nécessité d’une nouvelle naissance, d’une civilisation d’où l’Eternel ne serait pas rejeté ? »
1954. Plus d’un demi-siècle plus tard, ce n’est pas l’histoire qui se répète mais la bêtise et la cupidité humaines. Si Carlo Suarès invoque, encore et encore, l’Eternel c’est que l’Eternel n’est que Liberté absolue.
Editions Arma Artis, BP 3, F-26160 La Bégude de Mazenc.