samedi 13 janvier 2018

Le Grand Manuscrit d'Alger



Le Grand Manuscrit d’Alger, tome 3 par Georges Courts. Editions Arqa, 29 Boulevard De La Lise, 13012 Marseille.

Nous saluons ici l’immense travail accompli par Georges Courts pour mettre à la disposition des chercheurs, de tous ceux qui s’intéressent à la doctrine de la Réintégration de l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l’Univers, fondé par Martinès de Pasqually, le Cahier vert plus connu sous l’appellation de Manuscrit d’Alger dans les milieux autorisés. Georges Courts et les Editions Arqa nous proposent en trois tomes une très belle édition commentée de ce document essentiel à la pratique de la théurgie des Elus Coëns. En effet, le Cahier vert fournit de nombreuses indications techniques mais aussi les orientations permettant de mettre en œuvre les opérations théurgiques complexes proposées par Martinès de Pasqually à ses émules.




Avec ce troisième volume, le lecteur peut comprendre que nous sommes dans un « pas à pas ». Le « pas à pas » des volumes fait écho au « pas à pas » de la pratique opérative des Elus Coëns.
Ces opérations s’inscrivent dans le jeu de miroirs qui se déploie depuis l’immensité divine jusqu’à l’immensité terrestre en passant par l’immensité surcéleste et l’immensité céleste. Ce déploiement, conséquence des deux chutes dans le système de Martines de Pasqually, opère par émanation, émancipation, création. Depuis la seconde chute, l’homme n’est plus dans le Temple mais le Temple est dans l’homme et plus encore, Dieu lui-même s’est constitué comme Temple dans la crypte du monde.
Le lieu de l’opération semble l’externe, semble seulement, car, oeuvrant à l’externe, l’opérateur œuvre, par le jeu des miroirs divins, en l’interne, jusqu’à saisir que l’un et le multiple ne sont ni séparés ni opposés, que l’interne est l’externe et l’externe est l’interne. La distinction, nécessaire dans le champ de la création, devient coïncidence dans le champ de l’émancipation puis se dissout par l’émanation. Aux deux chutes correspondent deux ascensions apparentes mais en réalité il n’y a là que célébrations, célébrations accordées aux êtres émanés puis émancipés auxquelles répondent les célébrations par les Elus Coëns de la liberté de Dieu jusque dans l’opacité de la création, de la dualité.

Le jeu est subtil. Il n’est pas insaisissable pour celui qui opère. Il est insaisissable pour celui qui n’opère pas tant la doctrine ne fait que commenter la pratique. Le culte célébré par les Elus Coëns, ce culte premier, primitif, immédiat et non-duel, formalisé dans la dualité qui est la nôtre, renvoie à l’Un par les reflets multiples qui, d’abord opaques, s’éclaircissent jusqu’à la parfaite lumière du Divin. Si la possibilité d’une voie directe demeure, elle fut exprimée par Louis-Claude de Saint-Martin, après avoir réussi les opérations coëns, évoquée par Jean-Baptiste Willermoz et inscrite dans le Régime Ecossais Rectifié, il s’agit moins de parcourir une voie, que de célébrer, pas à pas, en chaque nuance de la palette divine, la totalité du Divin.
Les réceptions aux divers grades de l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l’Univers ne doivent pas être abordées maçonniquement. Elles illustrent le pas à pas opératif, elles le scellent éventuellement. Le pas à pas lui-même se réalise par les opérations, grandes ou petites, des Elus Coëns. Leur fonction, leur justification, leur sens sont exclusivement théurgiques.

Bien entendu, il est légitime de s’interroger sur l’efficacité du système opératif destiné aux Elus Coëns. Complexité, lourdeur, incertitude… Certes, mais il n’est pas question d’efficacité quand on célèbre mais de reconnaissance de la beauté et de la liberté inscrites ici et maintenant à travers le fait même de la célébration. C’est parce que le système opératif coën est appréhendé comme un « pas à pas vers » qu’il demeure largement incompris. Il s’agit d’un « pas à pas pour », pour le pas lui-même, une danse absolument libre au sein même d’un ensemble de contraintes.  Il y a un grand paradoxe dans cette complexité apparente qui, par renversement, conduit au simple, ce paradoxe n’est qu’un reflet du paradoxe de Dieu, Un et multiple. Un et multiple pour permettre le dialogue apparent, le monologue divin entre théophanies et épiphanies, entre les manifestations divines et les reconnaissances de Dieu par les êtres dans ces manifestations.

En menant à bien ce travail, Georges Courts contribue à la compréhension de la doctrine de la Réintégration qui imprègne tout le courant martiniste, Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l’Univers, Régime Ecossais Rectifié, Théosophie de Louis-Claude de Saint-Martin, Ordres martinistes depuis Papus, mais aussi au-delà dans des cercles et courants illuministes. Il contribue aussi à la pérennité d’un système fragilisé par sa complexité et qui peut heurter le chercheur par l’incompréhension première qu’il suscite. Cette édition qui fut une aventure au sein même de la grande aventure du courant martinéziste marque l’entrée de l’œuvre de Martinès de Pasqually dans le XXIème siècle. Peu auraient parié, au début du XVIIIème siècle, que l’on parlerait encore de la doctrine de la Réintégration plus de deux cents ans après son incomplète mais remarquable élaboration.

dimanche 7 janvier 2018

Corps - Âme - Esprit



Corps-Âme-Esprit de Michel Fromaget. Editions Almora, 43 avenue Gambetta, 75020 Paris, France.

Michel Fromaget, anthropologue et Maître de conférences honoraire à l’Université de Caen propose une érudite et remarquable introduction à l’anthropologie ternaire, à la question complexe et essentielle de la nature de la vie spirituelle, souvent confondue, et sans doute de plus en plus aujourd’hui avec la vie psychique.



Englués dans le dualisme, nous sommes limités à une vision corps-âme de l’expérience humaine, nous interdisant ainsi l’accès à l’essentiel, notre véritable nature. C’est pourquoi, Michel Fromaget place son travail sous le signe, ou le sceau de l’« Homme Rebelle », si cher à Ernst Jünger :
« Quel est donc cet Homme Rebelle ? Les dictionnaires le disent déjà clairement : le rebelle se caractérise par son refus. Il est, par définition l’homme qui dit Non. Pour nous, il sera cet homme qui précisément refuse d’accepter la mort de cet essentiel où se trouve le cœur de son identité profonde. »

L’enjeu est considérable. Cette rébellion salutaire et féconde contre ce que l’on peut désigner comme « l’apparaître » est aussi un chemin vers la conquête, ou la reconquête de la haute citadelle de l’être.
« Tout homme pour exister et s’exprimer dans le monde secrète une personne. La manière dont cette entité naît et grandit est maintenant bien connue grâce aux travaux de la psychanalyse et de la psychologie contemporaine. Cette entité est une construction psychique. L’ensemble des traits qui la désigne de l’extérieur constitue ce que l’on appelle la personnalité. Subjectivement vécue, ou perçue de l’intérieur, elle n’est autre que le moi. (…)
L’acuité intérieure de l’Homme Rebelle est telle qu’il aperçoit la profondeur de l’abîme séparant son être essentiel, son être réel – même si celui-ci est encore virtuel –, de sa personne, de son « je existentiel ». »

Seule l’approche « tripartite » ou « trilogique » de l’être humain comme corps-âme-esprit permet, en théorie et en pratique, de saisir cette nature réelle, essentielle, l’être en soi et de dépasser le psychisme pour entrer dans la dimension spirituelle et globale de l’expérience humaine. Michel Fromaget constate que cette approche anthropologique tripartite, plutôt courante dans les temps anciens s’est progressivement réduite à une approche bipartite, corps-âme, qui ampute l’être humain de sa réalité.
L’étude développée dans ce livre plonge dans les anthropologies antiques afin de renouer avec l’esprit, notamment celles du christianisme originel et celle des premiers Pères de l’Eglise mais pas seulement car sont référées les anthropologies indienne, égyptienne, grecque, romaine, gnostique…
Michel Fromaget éclaire une distinction fondamentale dans les rapports que nous pouvons développer avec ce ternaire corps-âme-esprit. Il note que deux grandes conceptions de cette tripartition peuvent être identifiées qui génèrent des perspectives et des expériences différentes : une conception ex deo et une conception ex nihilo, l’une présupposant une « matière préexistante et éternelle, l’autre basée sur un tout autre présupposé : « l’impensable, le rien, le néant, préexiste au monde et à l’homme.
Dans la première approche, « soit par filiation, soit par émanation, dieu et l’homme sont donc de même nature. L’homme « sort » de Dieu, il est ex deo ». Selon la seconde conception, celle des grands monothéismes, Dieu est totalement créateur et est affirmée « la totale transcendance de la nature divine ».

Sur cette base, Michel Fromaget explore de manière approfondie les différentes anthropologies depuis l’antiquité, la Bible et les deux premiers siècles de l’Eglise, passant par la période médiévale, la modernité jusqu’à nos jours. Les dernières parties de l’ouvrage sont consacrées au chemin de la déification dans les mystères initiatiques et dans les initiations chrétiennes. Il laissera le dernier mot aux Anciens qui considèrent l’homme bio-psychique comme incomplet, voire comme cadavre, invitant, exigeant parfois de naître de nouveau en « revêtant l’Esprit ».

Un livre qui oriente délibérément vers l’Esprit, vers l’Eveil.