dimanche 27 mars 2011

Maître Eckhart

Les Traités et le Poème de Maître Eckhart, traduits et présentés par Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, collection Spiritualités vivantes, Editions Albin Michel.

L’édition en poche des quatre traités Discours du discernement, Liber « Benedictus » qui rassemble Le livre de la consolation divine et De l’homme noble, Du détachement auxquels s’ajoute le Poème est une opportunité de s’imprégner d’une œuvre majeure d’un grand mystique qui fut l’un aussi l’un des grands et rares penseurs non-dualistes en Occident. Pour cela, et pour d’autres traits, l’œuvre de Maître Eckhart demeure profondément originale et non-temporelle. Dans leur présentation, Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière insistent sur la grande cohérence de ces écrits et sur l’harmonie, la résonance, la non-séparation entre l’intériorité et l’extériorité que ne cesse d’approcher et de célébrer Maître Eckhart. Ils notent aussi la permanence d’une « volonté droite » qui évoque l’éthique ou l’impeccabilité.

« Rien ne saurait être obstacle, disent-ils, à qui garde la rectitude du cœur – ni circonstances, ni sécheresse, ni facilité ni difficultés, et pas même les insuffisances propres durement ressenties. En vérité, « l’homme ne doit jamais d’aucune manière s’appréhender loin de Dieu, ni en raison de fragilités, ni en raison de faiblesses, ni en raison d’aucune chose ». Être gereht – comme il faut, comme il convient, accompli dans la justice et la droiture -, c’est vivre en liberté, sans être déterminé par ceci ou par cela, abondance ou disette : oui, « celui-là serait comme il doit être qui recevrait aussi bien dans la privation que dans la possession ». »

Nous avons déjà évoqué, à propos de la proximité des oeuvres de Maître Eckhart et d’Abhinavagupta, le grand penseur du shivaïsme non-duel, que le Thuringien est pleinement philosophe de l’éveil, non seulement en ses écrits mais en sa vie. Maître Eckhart s’affranchit de la morale et de la contingence tout en les respectant, il s’affranchit même de Dieu, pour découvrir ou se laisser découvrir par « Dieu au delà de Dieu », au-delà donc de tout concept et de toute dualité.

« Or, écrit Maître Eckhart, le détachement est à ce point proche du néant qu’aucune chose n’est si ténue qu’elle puisse se loger dans le détachement si ce n’est Dieu seul. C’est lui qui est si simple et si ténu qu’il peut certes se loger dans le cœur détaché. C’est pourquoi le détachement n’est réceptif rien qu’à dieu. » Il renvoie à l’intériorité, supérieure au « sortir de soi-même » qui caractérise l’humilité : « Or nulle sortie ne saurait jamais devenir si noble que ne soit bien plus noble de demeurer en soi-même. (…) Le détachement parfait n’a aucun regard vers aucune courbure sous aucune créature ni au-dessus d’aucune créature ; il ne veut être ni en dessous ni au-dessus, il veut se tenir de lui-même, par amour ou par souffrance de personne, et ne veut voir ni égalité ni inégalité avec aucune créature, ni ceci, ni cela : il ne veut rien qu’être. Mais qu’il veuille être ceci ou cela, il ne le veut pas. Car celui qui veut être ceci ou cela, celui-là veut être quelque chose, alors que le détachement ne veut être rien. »

On ne saurait être plus explicite. Là se trouve une clé majeure du chemin de Maître Eckhart que précise Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière dans l’une de leurs précieuses notes :

« A nouveau, la « sortie » dont il est ici question est celle qui « incline vers la créature », fût-ce dans une relation d’amour, d’humilité, de miséricorde, - ce qui ajouterait quelque chose à la pureté du rien. Pour autant, ce n’est pas de mépris à l’encontre de la créature qu’il est ici question, mais de faire saisir ce qu’est le détachement dans sa portée ontologique. En fait, toute autre vertu, par rapport au détachement, est dans la même relation qu’un attribut par rapport à l’être de Dieu. En somme, il n’est point de « sortie » qu’il faille pratiquer, puisqu’elle est dès toujours réalisée dans l’être. »

La sortie des identifications, des attributions, des adhérences, même « bonnes », de la comparaison, de l’imitation, implique la sortie de la mémoire et de la temporalité pour saisir la nature du détachement immobile de Dieu, de la plénitude de ce rien qui est aussi liberté. L’essence des traités, exemplaires, se trouve condenser dans la puissance non-duelle du Poème. Ainsi :

« Des deux un flux / d’amour le feu / des deux le lien / des deux connu / flue le très doux Esprit / tout identique / inséparable. / Les trois sont un. / Sais-tu quoi ? Non. / Lui se sait lui-même mieux que tout. »

Ou encore :

« Deviens tel un enfant / deviens sourd, deviens aveugle ! / Ton être même / faut que néant devienne, / tout être, tout néant, bannis là de tout sens ! / Laisse lieu, laisse temps / et l’image également ! / Prends sans chemin / le sentier étroit / ainsi viendras-tu à l’empreinte du désert.»


Maître Eckhart. A pratiquer.

Editions Albin Michel, 22 rue Huyghens, 75014 Paris.

samedi 26 mars 2011

Les Trois Grandes Lumières

Les Trois Grandes Lumières ou le chemin de la création par Jean Onofrio, collection Les symboles maçonniques, Maison de Vie Editeur.
Voici un livre précieux pour l’instruction maçonnique comme pour la méditation.
L’auteur remarque l’importance des « ternarités en cascade qui dirigent la pensée créatrice d’une loge de la Franc-maçonnerie initiatique ». Cette insitance trouve peut-être son paroxysme dans les trois Grandes Lumières, Règle, Compas, Equerre, la règle étant parfois remplacée par la Bible ou un autre volume sacré, ce qui pose la question essentielle de la croyance et de la connaissance. La Règle, en effet, affirme la primauté de l’ajustement sur la forme.
Par ailleurs, nous rencontrons une autre série de trois Grandes Lumières, ce sont le Soleil, la Lune et le Vénérable Maître, parfois qualifiée de série « cosmique » par distinction avec la série « opérative » des outils :
La tradition enseigne, nous dit l’auteur, qu’une lumière venue de l’Orient, symbolisée par le delta, a pu être vénérée par, quelques êtres qui ont eu accès à la connaissance des mystères. cette lumière vénérable a créé le Soleil et la Lune, et ces deux luminaires ont eu besoin d’outils de création pour la transmettre. ils ont donc établi la règle, le compas et l’Equerre. »
L’auteur traite ensuite une série de questions que nombre de Francs-maçons oublient de se poser alors même qu’elles fondent et marquent la démarche maçonnique : Pourquoi ces objets sont-ils qualifiés de Lumières ? – La disposition des trois Grandes Lumières aux trois grades – Les trois naissances selon les trois Grandes Lumières – Les trois grandes lumières, le banquet et l’accomplissement du mythe osirien – Quel type d’Être font naître les trois Grandes Lumières ? – Les mutations que déclenchent les trois Grandes Lumières – L’œuvre du Grand Architecte de l’Univers en fonction des trois Grandes Lumières – Comment les trois Grandes Lumières permettent à l’initié d’agir ?
Le chapitre consacré au Banquet et au mythe osirien est particulièrement intéressant. En effet la fonction opérative du Banquet est souvent négligée voire ignorée :
« Lorsque l’on assemble les trois Grandes Lumières, on se situe à l’origine des temps, au moment où elles étaient en pleine création, en pleine effervescence, en pleine puissance. Or, c’est bien ce qui est fait lors d’une tenue principielle, qui n’est pas une tenue d’Apprenti, mais une tenue au-delà même du grade de maître, incluant tous les grades. N’est-il pas extraordinaire que cet univers des dieux puisse être perçu et contemplé ? (…)
Par bonheur, la Tenue ne s’achève pas avec la dissociation des trois Grandes Lumières et l’effacement du tableau de loge, car le mystère se réalise alchimiquement à la table du banquet, la renaissance et la résurrection peuvent être vécues. Les êtres humains ont une énergie qui est variable et qui a besoin d’être reconstituée. or, le banquet est ce moment où l’énergie, qui était éparse, est reconstituée et où toutes les nourritures sont offertes. Aller à la table du banquet conduit à remembrer, à rassembler ce qui est épars afin que les nourritures célestes et terrestres ne fassent qu’une. Pour que le mythe soit pleinement vécu, le passage par la table du banquet est donc indispensable. La lumière y est transportée et on reconstitue, on réanime les lumières de cette table, on partage le pain et le vin, corps osirien, repris par le rite chrétien de la communion. Mangeant son corps, buvant son sang, toutes les énergies se trouvent rassemblées. »
En conclusion, Jean Onofrio nous rappelle la belle formule, opérative s’il en est, « ce que tu fais te fait », convoquant le sens et la puissance de l’acte.
Maison de Vie Editeur, 16 boulevard Saint-Germain, 75005 Paris, France.



dimanche 13 mars 2011

A la suite d'Oswald Wirth, Irène Mainguy

La Franc-maçonnerie clarifiée pour ses initiés. L’Apprenti par Irène Mainguy, Editions Dervy.
A la suite d’Oswald Wirth, Irène Mainguy poursuit son inlassable et remarquable œuvre de modernisation, rectification dirait Robert Amadou, de la propédeutique, de la symbolique, et des procès de connaissance maçonniques.
Elle ne fait pas que moderniser, elle redonne de l’axialité et de la profondeur à une Franc-maçonnerie tellement éparpillée qu’elle va chercher du sens jusque dans la psychanalyse freudienne, pourtant orientée à l’exact opposé de toute Tradition. Nous ne dirons jamais assez combien son travail est d’importance et constitue une opportunité pour l’avenir initiatique de la Franc-maçonnerie, quelque peu compromis. La tradition maçonnique, qui devrait se suffire à elle-même, peut être ainsi ressaisie et retrouver son sens opératif.
Irène Mainguy conserve la structure des livres d’Oswald Wirth en la clarifiant. Les premiers chapitres traitant des aperçus philosophiques sur l’histoire générale de la Franc-maçonnerie, des premières données historiques, de quelques personnalités marquantes, des débuts de la Franc-maçonnerie en France posent un nécessaire cadre temporel avant d’aborder la dimension initiatique.
« Parmi les éléments essentiels de l’initiation maçonnique, il faut noter son caractère indélébile. Elle ne peut être, insiste-t-elle, qu’une transmission de personne à personne, d’un initiant à un récipiendaire. »
Ce point est d’importance. Trop souvent, la responsabilité initiatique de l’initiateur est diluée dans le collectif de la loge. Le caractère traditionnel est ainsi perdu. La loge n’est pas un collectif mais une unité qui soutient l’initiateur et se manifeste à travers le Vénérable de la loge.
Irène Mainguy rappelle à l’ordre, c’est à dire à la présence à soi-même, à la pleine conscience de ce qui est là, substance, énergie, essence, à ce qui se joue par la dynamique initiatique, à la congruence initiatique :
« Tout acte, tout geste rituel produit, à un moment ou à un autre, un effet proportionnel à l’acte lui-même.
D’un point de vue traditionnel, il y a une étroite corrélation entre gestes, rites et symboles.
Tous les signes d’ordre s’effectuent en position debout. C’est une posture d’attention, de respect et de dignité.
Tout geste rituel est significatif en Franc-maçonnerie. Il donne un maintien physique solennel, il favorise l’ouverture de l’entendement. Il ouvre par là des possibilités de réalisation spirituelle. Si le geste est juste, il favorise la perception de la transcendance. Les mots qui accompagnent la gestuelle donnent un rythme au corps, lequel s’accorde à celui de la parole. »
L’initiation exige un ésotérisme, y compris en Franc-maçonnerie où il fait parfois défaut. Le mot même est parfois banni.
« L’ésotérisme, rappelle Irène Mainguy, permet d’éviter de se laisser emprisonner dans les limites étroites et restrictives de l’exotérisme. Ce dernier est davantage attaché au formel et à la lettre, par le respect de ses préceptes, plus qu’à l’esprit des choses. Le respect des dogmes religieux par exemple restreint la compréhension de l’univers et maintient sa lecture dans une grille de valeurs binaires. Ce chemin d’intériorité bien vécu, parce que bien compris, permet par la distanciation de savoir adopter une position ternaire qui réconcilie les oppositions nécessaires et fécondes. »
L’initiation est bien un procès qui conduit de la conscience duelle à la conscience non-duelle.
« La Franc-maçonnerie propose une démarche visant à éveiller ou réveiller l’intériorité de l’être, à favoriser l’ouverture de sa conscience dont la principale constante symbolique sera le cheminement dans l’obscurité vers la Lumière qui se dévoilera progressivement, degré après degré, pour transcender et unifier avec clarté toute forme de dualité. »
Voici un ouvrage de référence pour tous les francs-maçons, un manuel nécessaire qui ramène au centre, au cœur même de l’initiation maçonnique.
Editions Dervy, 22 rue Huyghens, 75014 Paris.