mercredi 23 décembre 2020

Bulletin n°30 de la Société Martines de Pasqually

 

Bulletin de la Société Martines de Pasqually n°30 – 2020.

https://stesmdp.blogspot.com/

Ce bulletin présente un sommaire particulièrement riche avec des contributions très importantes.

Sommaire : Jean-Jacques Duroy d’Hauterive (1741-1800), itinéraire d’un élu-coën en résistance par Dominique Clairembault. Présentation du corpus élu-coën - 6 par Thierry Lamy. Jean-Pierre Moët, profil d’un oublié par André Kervella. Sur les traces de l’abbé Fournié à Londres par Philippe Guéniot. Baudry de Balzac et Bonichon du Guers, deux Élus Coëns en Guyane au temps de l’expédition de Kourou par Jacques de Cauna. Il était une fois les élus coëns de désir, II : L’Ordre martiniste et les élus coëns (1950-1966) par Serge Caillet. Le W des élus coëns par Serge Caillet. Chronologie explicative pour Guillaume Denis Molinier par Christian Marcenne. Catéchisme des Élus Cohen selon le Chevalier Molinier, transcription - 2e partie par Georges Courts. Etc.

 


Les deux contributions de Serge Caillet importent, l’une sur le plan historique, l’autre sur le plan opératif.

Serge Caillet poursuit sa contribution sur les « élus coëns de désir » et étudie cette fois les rapports de l’Ordre martiniste et les élus coëns de 1950 à 1966. Cet apport permet de mieux comprendre comment le martinisme, au sens le plus large, se reconstruit, malgré d’inévitables erreurs et confusions comme un système cohérent après la deuxième guerre mondiale.

Alors qu’un "écrivant" anonyme, pris entre l’illusion de l’hypertrophie de la filiation temporelle linéaire (et donc profane) et le besoin de querelles gallinacéennes, s’emploie "bêtement" à désigner les protagonistes de cette reconstruction comme « compagnons de l’escroquerie », sur le blog intitulé Le Crocodile de Saint-Martin, avec lequel La Lettre du Crocodile n’a aucun rapport bien sûr, il apparaît clairement que ces personnalités de la scène maçonnique et ésotérique de l’après-guerre, de Robert Ambelain à Robert Amadou, ont joué un rôle essentiel dans le développement d’une véritable culture initiatique et contribuer à la richesse actuelle de la scène ésotérique européenne. Ce foisonnement, parfois ébouriffé, fut un terreau indispensable qui permit des expressions externes renouvelées ou restaurées comme le maintien de courants internes anciens.

Serge Caillet s’intéresse également à l’énigme du W dans les opérations des élus coëns, W qui constitue aussi une clef d’un système que seuls de rares opératifs comprennent. La plupart de ceux qui écrivent sur le sujet n’ont jamais déployé opérativement la théurgie coën et en ignorent la réalité, les renversements et les subtilités. Serge Caillet explore les différentes pistes éclairant le sens et la fonction de ce symbole essentiel. Le W n’existant pas à l’époque de Martines de Pasqually, nous avons la piste des lettres hébraïques, le shin, à trois ou quatre têtes, le wâw ou le Tétragramme. De manière détaillée, Serge Caillet démontre comment certains coëns se sont emparés de ces possibilités. Son propos très étayé appelle d’autres prolongements et réflexions qui ont tous une portée pratique.

La trentième livraison du bulletin de la Société Martines de Pasqually montre un bel équilibre entre apport historique et dimension initiatique. Il est d’un grand intérêt.

                                                                                                          Rémi Boyer

mardi 1 décembre 2020

Louis-Claude de Saint-Martin. L'initiation par l'intime


L’initiation par l’intime par Jean-Louis Ricard. Editions de La Tarente, Mas Irisia, Chemin des Ravau, 13400 Aubagne.

https://latarente.fr/

Fort peu nombreux sont les travaux universitaires consacrés à l’œuvre de Louis-Claude de Saint-Martin. Depuis Robert Amadou, Jean-Louis Ricard est l’un des rares chercheurs à étudier les écrits du « Philosophe Inconnu » dans le cadre de l’Université. Le grand intérêt de sa démarche est d’avoir choisi l’entrée littéraire pour pénétrer les écrits du philosophe d’Amboise.


Cette approche nous renvoie à la relation entre une Tradition que l'on dit, parfois même abusivement, orale, et l'écrit. Le livre d'Énoch nous annonce que ce sont les anges mauvais qui ont enseigné l'écriture aux hommes. Cependant, très tôt, l'écrit a permis de codifier les traditions, les rites en particulier, de véhiculer les doctrines, les cosmogonies, les philosophies, les théurgies, les magies, afin qu'elles ne se perdent pas. Souci de préserver. Souci de transmettre, même si l'écrit traditionnel demeure soumis, presque dans tous les cas, au nécessaire éclairage direct de la parole, du commentaire, de sa mise en scène opérative dans la conscience par le jeu de la mémoire. Loin de s'opposer, oral et écrit se complètent, se marient en un subtil alliage dans la plupart des traditions, pour servir la Tradition. Nous savons aujourd'hui le désastre que constitue la disparition ou la destruction des textes traditionnels.

Mais, nous parlons ici de littérature et non d'écrit. Tous les textes traditionnels n'appartiennent pas à la littérature notamment quand ces écrits sont des aide-mémoires, des manuels pratiques, de véritables guides permettant au pratiquant de vivre sa spiritualité à l'intérieur d'une tradition donnée et de partager. Au contraire, certains textes traditionnels relèvent de la grande littérature, mais aussi toutes les poésies crépusculaires qui veulent transcrire l'indicible ou dévoiler l'arcane en le voilant, et encore les contes et métaphores porteurs d'enseignement traditionnel, voire de techniques et surtout de paradoxes salutaires.

Si le silence ne s'établit pas, comme véritable mode de transmission, c'est alors le mot qui sera le médiateur agréé pour transmettre, le mot comme signe puis le mot comme symbole.

Avec Aristote, le mot devient la représentation collective qui est attachée à ce mot, représentation que les linguistes et autres grammairiens ne feront que spécialiser en le précisant. Le mot devient un symbole de cette représentation collective.

Après Aristote qui reste un mystagogue authentique de la grande tradition antique et qui, mis à part quelques dérives, demeure très platonicien, la théorie aristotélicienne devient anti-traditionnelle. Platon, mais aussi les présocratiques et, après Platon, nombre de philosophes, en premier lieu les occultistes et les hermétistes, ont un autre rapport au mot que le Cratyle aborde en ces termes :

"Cratyle a raison de dire qu'il existe des noms naturels aux choses et que tout homme n'est pas un artisan de noms, mais l'est celui-là seul qui considère quel nom est naturellement propre à chaque chose et qui sait en reproduire l'Idée dans les lettres et les symboles."

Nous retrouvons là le principe de la Parole perdue des Francs-maçons, mais aussi Arthur Rimbaud et ses célèbres voyelles. Il existerait un lien intrinsèque entre le mot et l'Idée. Saint-Martin défendra la thèse que "le désordre du monde vient peut-être de la méconnaissance - ou de l'oubli - du vrai nom de tout objet."

A ceux qui douteraient de la qualité d’écrivain du théosophe, rappelons Le Crocodile ou la guerre du bien et du mal arrivée sous le règne de Louis XV, ouvrage singulier dans l’œuvre, riche et complexe, de Louis-Claude de Saint-Martin. Le philosophe d’Amboise devait, avec ce livre qui relève du genre fantastique, surprendre aussi bien ses émules que le lecteur occasionnel. Robert Amadou, qui signa la préface à la deuxième édition du Crocodile, en 1962, après le trop long silence qui suivit l’édition première de 1799, parle d’un livre deux fois « insolite », par le genre et par sa place au sein de la série des essais de Louis-Claude de Saint-Martin.

Le Crocodile est souvent sous-estimé, voire ignoré, par des lecteurs peu habitués à la confrontation avec un texte de forme à la fois poétique, épique et magique. Le texte déroute, c’est sa force. Le livre dérange, conduit hors des sentiers battus de l’initiation et révèle en contre-jour ou en pleine lumière les vérités auxquelles, sa vie durant, le philosophe inconnu s’est consacré. Enigmes et allégories, cocasseries même, portent un enseignement étrangement moderne. En effet, de tous les livres de Louis-Claude de Saint-Martin, il est sans doute celui qui nous semble d’emblée le plus contemporain. Car la lutte mise en scène par Saint-Martin, qui se passionna pour la Révolution dont il attendait beaucoup, trop en réalité, représente le combat entre deux principes, l’un de morcellement, l’autre de retour à l’Un, à l’œuvre dans l’infinie création depuis la Chute, comme au sein de chaque individu. Le Crocodile dénonce aussi les errances des « instituteurs », des porteurs de la pensée moderne en cette fin de XVIIIème siècle dont Philippe Muray[1] dans un livre magistral nous dit qu’il perdure peut-être encore de nos jours après « la crise religieuse du XIXème siècle » dans un étrange « socialoccultisme ».

 

Cette capacité de Louis-Claude de Saint-Martin de s’inscrire dans un genre littéraire très différent de celui auquel il a habitué ses lecteurs, généralement avertis, au risque de dérouter, nous alerte. Nous avons affaire à un véritable écrivain qui justifie amplement les choix inauguraux et méthodologiques de Jean-Louis Ricard.

 

Sommaire :

Introduction : Régénération et création littéraire chez Louis-Claude de Saint-Martin.

Première Partie : La philosophie mystique de Louis-Claude de Saint-Martin sous la Révolution Française – Étude et réflexion sur les premiers pas de la carrière d’écrivain de Louis-Claude de Saint-Martin – L’engagement du philosophe Inconnu dans l’époque des Lumières et de la Révolution Française – Le Crocodile, ou la guerre du bien et du mal, ouvrage témoin de l’époque révolutionnaire.

Deuxième partie : Théurgie, initiation et quête d’une écriture sublime Nombres, théurgie et écriture – Écriture et théurgie, vers une quête libératrice – Les techniques de l’écrivain, ou la quête d’un accès au sublime.

Troisième partie : Régénération et philosophie hermétique, la quête de l’immortalité – Du mythe de la régénération à l’influence de la philosophie hermétique dans l’œuvre de Saint-Martin – Le processus de régénération et les quatre temps du Grand Œuvre chez Saint-Martin – De la transfiguration du Corps à l’érotisme, au sentiment d’immortalité.

Conclusion.



[1] Le XIXème à travers les âges de Philippe Muray, Editions Gallimard. Paris, 1999.

samedi 31 octobre 2020

Les Compagnons d’Alexandrie

 

Les Compagnons d’Alexandrie par Serge Caillet. Editions de La Tarente, Mas Irisia, Chemin des Ravau, 13400 Aubagne.

https://latarente.fr/

Qui sont ces Compagnons d’Alexandrie ? Ils ont pour nom, dans l’ordre d’apparition, Gérard Encausse (Papus), Charles Détré, Jean Bricaud, Constant Chevillon, Raoul Fructus, Georges Lagrèze, Jean-Henri Probst-Biraben, Henri-Charles Dupont, Henri Dubois, Robert Ambelain, Albert Audiard. Ils sont des hommes, puisqu’il n’y a aucune femme dans cette liste, des hommes de la marge, que présente avec justesse Pierre Mollier dans sa préface.

« Par un jeu de mots bien trouvé, les érudits maçonniques anglais les regroupent sous l’appellation de « Fringe-masonry ». La traduction conforme serait certainement « Maçonnerie marginale ». Je préfère entendre « Maçonnerie de la marge » en retenant le sens premier du mot, c’est-à-dire « marche », territoire de frontière. Les Rites Egyptiens s’épanouissent sur les marges de la Maçonnerie classique dans ces zones un peu insaisissables où elle touche à l’ésotérisme, l’hermétisme, voire l’occultisme. Ainsi, ils ouvrent à la voie maçonnique de nouveaux horizons et l’irriguent d’une autre sève. On y croise les églises gnostiques, les ordres martinistes, les fraternités Rose-Croix et d’autres Ordres encore plus mystérieux. »

 

 

Le point commun entre ces grands animateurs de la scène ésotérique française du siècle dernier est généralement leur relation aux rites maçonniques égyptiens pour lesquels Serge Caillet a rédigé un plaidoyer nécessaire, introduisant les portraits de nos compagnons du passé dont l’influence demeure, heureusement. Il revient sur « une histoire chaotique » mais néanmoins féconde. Les rites maçonniques égyptiens, au-delà de leurs vicissitudes auxquelles nul structure initiatique n’échappe, ont irrigué, irriguent et irrigueront encore la Franc-maçonnerie et le monde de l’initiation. Ils constituent « un conservatoire de l’occultisme » à la croisée de nombreux courants qui auraient disparus sans l’esprit insatiable de curiosité et d’aventure de ses membres.   

Serge Caillet revient aussi avec sagesse sur la question des grandes hiérophanies, Cagliostro étant pour lui le « modèle du grand hiérophante », une fonction spirituelle qui n’a pas « à être assumée par une seule personne à la fois ».

« Le grand hiérophante, les grands hiérophantes de Memphis-Misraïm, en véhiculent la tradition, ils en portent l’esprit, et, dit-il, cet esprit du reste est libertaire. Voilà tout. »

Le mot importe, tout procès initiatique est d’essence libertaire. Il libère en rapprochant de sa propre nature, originelle, ultime, permanente.

Enfin, Serge Caillet rappelle la finalité de ces rites qui réside dans les voies internes ou voies d’immortalité en évoquant une « Egypte intérieure » :

« Et pourtant, l’enfant Jésus reçut asile en Egypte, et il ouvre la porte de l’Egypte intérieure à laquelle conduisent déjà les sciences d’Hermès. Parlons astrologie : rien de plus haut ; parlons alchimie ; rien de plus pur ; parlons magie : rien de plus profond en l’homme que la Sagesse divine révélée dans les sciences d’Hermès, sublimées dans les voies internes. Ici se tient la principale spécificité, qui fait le vrai secret de Memphis-Misraïm, l’arcane des arcanes de l’Egypte intérieure, loin des chimères, des querelles dérisoires et des ambitions humaines ridicules. L’image, ô combien imparfaite, ô combien déroutante de Memphis-Misraïm, est ainsi sublimée dans le modèle à atteindre, d’un Dieu qui est Amour. « Devenir Dieu, voilà le but du disciple d’Hermès, et les trois sciences occultes concourent, au bout du compte, à l’y acheminer », écrivait Robert Amadou. »

Suivent les très beaux portraits de ces porteurs de lumière qui, malgré leurs faiblesses, simplement communes aux êtres humains, leurs erreurs, parfois leurs fautes, ou grâce à elles, ont tenu bon leurs engagements face aux multiples adversités rencontrées. Si ces portraits regorgent de repères historiques, fort utiles, ils démontrent surtout la profonde humanité de ces hommes et leurs apports indiscutables au monde traditionnel. Serge Caillet ne leur offre pas un tombeau, fusse-t-il fleuri avec magnificence, mais les fait marcher à nos côtés, vivants, dans ces « marges » qui se font « centres » pour qui sait les explorer.