jeudi 9 avril 2020

L'Alphabet sacré


L’alphabet sacré de Josy Eisenberg & Adin Steinsaltz. Editions Fayard.

Josy Eisenberg est rabbin. Il a notamment publié Le Judaïsme pour les nuls publié chez First. Adin Steinsaltz, rabbin et mathématicien, a reçu le prix Israël pour son commentaire des deux Talmuds et est connu notamment pour La rose aux treize pétales. Introduction à la Cabbale et au judaïsme, disponible Chez Albin Michel. Leur dialogue sur un sujet aussi passionnant que complexe permet au lecteur d’entrer dans les subtilités et l’infinie richesse de la langue hébraïque, la langue sacrée.

Si ce livre intéressera les étudiants de la kabbale ou les Francs-maçons soucieux de décoder les arcanes du Temple de Salomon ou les hébraïsmes qui ponctuent les procès initiatiques maçonniques, il s’agit bien d’une plongée dans la langue et dans ce qu’elle offre, infiniment.

« On peut dire, écrivent les auteurs en introduction, que l’hébreu est une langue créative : l’univers, globalement, et la nature, dans le détail, ne sont rien d’autre qu’une combinaison de lettres. Pour le Créateur, la Pensée et la Parole sont identiques. Lorsque la Genèse, à chaque jour du récit de la création, emploie l’expression : « Dieu dit », « Que la lumière soit », « Faisons l’homme », c’est simplement une manière de parler. Comme dit le Talmud, la Torah « parle le langage des hommes ». Dieu pense la lumière et la lumière jaillit. »

Ce sont les lettres qui, combinées, donnent naissance aux choses de la création. Peu de langues portent cette puissance créatrice du langage, faisant dans notre cas de l’alphabet hébraïque « le code génétique de la vie ». Nous retrouvons cette puissance dans le sanskrit bien sûr ou encore dans le grec cadméen.
A l’origine de la création du monde, les lettres de l’alphabet hébreu, par leurs valeurs numériques, nous introduisent à des dimensions insoupçonnées.




Les dialogues, riches, vivants, nous introduisent à une connaissance en cascade, chaque lettre étant aussi un mot composé de lettres, mais aussi à de nombreux aspects de la culture juive, anciens ou contemporains. Nos deux auteurs s’appuient sur les grands textes traditionnels, sur les commentaires des grands rabbins mais aussi sur la tradition orale.

L’ouvrage suit l’ordre alphabétique, commence donc avec la lettre Aleph alors que la Torah commence par un Beth. L’ouvrage est parsemé de ce type de mystères et de questionnements qui ouvre sur des champs entiers de connaissances traditionnelles. De lettre en lettre, c’est un véritable tissage multidimensionnel qui se déploie, une véritable merveille.

« A l’époque du Temple, rappellent les auteurs, les enseignants avaient pour méthode de faire lécher les lettres enduites de miel aux enfants pour qu’ils apprennent que le monde de l’aleph/beth – alphabet – est un monde sucré, plein de douceur, sans amertume. Commençons ici une initiation tout en « douceur », qui ouvrira les portes d’un savoir et d’une sagesse uniques. »

Cette lumière n’empêche pas d’aller interroger des sujets plus sombres comme la question du mal tel qu’il s’est posé cruellement avec la Shoah, ébranlant l’édifice. Extrait :

A. S. – Le mal recherche le bien, mais de façon imparfaite.

J. E. – Je dirais plutôt que le « mal » prétend rechercher notre bien !

A. S. – Effectivement, et cette prétention existe dans n’importe quel péché : c’est pour notre « bien » ! De plus, je le répète, le péché qui ne s’habille pas en bien n’est guère dangereux ! Il le devient quand il prétend être avantageux pour nous. Par exemple, si je prépare un repas qui n’est pas suffisant, je peux le compléter. Avoir faim n’est qu’un petit péché. Mais que dire d’un homme qui reste attablé cinq heures durant dans un restaurant ? Ces ruses du mal qui prétend être le bien sont courantes dans l’histoire des partis politiques et aussi en philosophie. Le communisme ne pouvait pas se construire sur le mal absolu. Il était plein d’idées généreuses, de bonne volonté, exprimées par des personnes de qualité, mais qui, ensemble, en ont fait un péché !

J. E. – C’est une construction très logique. Dieu crée le monde, mais le monde n’est pas entièrement bon : le mal y est présent. La bonté profonde et véritable est cachée. Selon le Talmud, elle sera seulement révélée aux Tsadikim – les Justes – dans le monde futur. Car la mort est présente dans notre monde comme dimension du mal. La mort est implicite dans la vie. Et là intervient une exégèse assez étonnante de Rabbi Meïr. Il est dit à l’issue du récit de la Création : « Dieu vit tout ce qu’Il avait fait, et c’était très bon » (Genèse, 1, 31). En précisant que « c’est très bon », Dieu se donne un certificat de satisfaction. Or Rabbi Meïr avait écrit dans son Séfer Torah à cet endroit précis : « Il ne faut pas lire méod – très bon –, mais mavet – la mort. Comme s’il fallait comprendre : la vie, c’est bon, la mort, c’est très bon ! » Méod et mavet comportent les mêmes lettres. Ce qui veut dire que c’est la « mort » qui est très « bonne ». La vie est seulement « bonne » !

Il n’y a aucune vérité assenée dans ce livre. Le procès d’exploration est sans conclusion, ouvrant porte après porte. Philosophiquement et métaphysiquement, nous pourrions parler de thèse, antithèse, antithèse, antithèse…. Jamais l’approfondissement ne cesse, c’est au lecteur de poursuivre.