mercredi 31 décembre 2025

Esprit et Vérité ou religion des consacrés de Rodolphe Salzmann

 

Esprit et Vérité ou religion des consacrés de Frédéric Rodolphe Salzmann. Avant-propos et traduction Eric P. Bahne von Krauss.

Les Cahiers Libertate. Editions Modestia.

 https://www.editionsmodestia.com/

Frédéric Rodolphe Salzmann (1749-1821) fut ordonné Réau-Croix par Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824) le 22 septembre 1816, hors cursus traditionnel de l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l’Univers, dans un but bien précis : finaliser la classe secrète du Régime Ecossais Rectifié par un neuvième grade couronnant les Profès et Grands-Profès de ce système. Ce neuvième grade de Réau Croix, ou Réau+, non théurgique, nécessitait un essai doctrinal, une instruction, un équivalent du Traité sur la réintégration des êtres dans leur primitive propriété, vertu et puissance spirituelle divine que Martines de Pasqually destinait aux seuls Réaux Croix de l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l’Univers et qui prenait tout son sens par les grandes opérations que devaient conduire ses émules.

 

 

Jean-Baptiste Willermoz, âgé, confia la tâche de cette rédaction ultime à Rodolphe Salzmann qu’il considérait comme son fils spirituel. C’est ce texte qui est désormais publié en français pour la première fois par les éditions Modestia, véritable instruction pour les Réau+ du Régime Ecossais Rectifié. Cette mise à disposition est de la plus haute importance pour la compréhension du projet willermozien. Nous savons en effet que Jean-Baptiste Willermoz, tout en continuant d’opérer selon les instructions données aux Elus Coëns par Martines, a longuement cherché un substitut à ce système opératif complexe et difficile à mettre en œuvre. A la fin de sa vie, il s’est ainsi orienté vers un grade de Réau+ tout en intériorité. 

Eric P. Bahne von Krauss ne publie évidemment pas ce rituel dont l’existence était généralement inconnue jusqu’alors mais nous en précise la nature :

« Le neuvième grade, tel que Jean-Baptiste Willermoz le conçut n’était pas un simple rituel : il constituait un véritable outil de travail intérieur, offrant au Réau+ les clefs d’une connaissance progressive de soi, de la divinité et du cosmos. La double initiation symbolique combinait une réception sensible et un enseignement doctrinal, permettant au Frère de réaliser une élévation spirituelle concrète, tout en restant profondément dans sa pratique chrétienne. La croix rouge sang, omniprésente dans ce grade, et les instructions sur les forces supérieures sanctifiantes, incarnaient la relation directe entre l’âme, le Christ et l’Esprit [La Chose], faisant de ce degré l’instrument et le perfectionnement ultime. »

 

L’instruction finale rédigée par Rodolphe Salzmann, intitulée significativement Esprit et Vérité ou religion des consacrés, est à la fois selon Eric P. Bahne von Krauss « un véritable itinéraire de travail intérieur, une méthode ordonnée de progression spirituelle, et une boussole pour la vie fraternelle au sein de l’Ordre ». De fait, elle s’offre comme une « synthèse doctrinale » relativement inspirée des enseignements destinés aux Elus Coëns, qui s’affirme comme un enseignement général et une orientation puissante donnant sens à l’ensemble du régime Ecossais Rectifié. Son étude est indispensable pour concevoir le projet final de Jean-Baptiste Willermoz tel que le perçut Rodolphe Salzmann dans une proximité rare.

« Chaque degré du Régime, précise Eric P. Bahne von Krauss, correspond à une étape d’élévation :

-        Les grades symboliques purifient la morale.

-        Les grades chevaleresques subliment l’action.

-        Les grades de Profès et de Grands-Profès illuminent la théologie intime. »

Il convient de replacer le texte sans son époque, de prendre en compte la révolution scientifique en marche au début du XIXe siècle qui heurte l’esprit de tradition spirituelle et initiatique –  souvenons-nous de la controverse de Saint-Martin avec Garat – et les connaissances réduites de l’époque sur l’histoire et l’archéologie chrétiennes comme la christologie d’alors fort différente de celle de ce début de millénaire nourrie de nouveaux apports alors ignorés.

Rodolphe Salzmann reprend la doctrine de la réintégration de Martines dans sa finalité non-duelle : « L’âme se souvient qu’elle n’a jamais été séparée, sinon par le voile de son propre regard » . Toutefois, nous ne retrouvons guère dans son texte des éléments de la doctrine des Elus-Coëns. C’est un véritable culte du Saint Esprit qui est proposé à la place de la théurgie Coën, une voie directe, intime, qui n'est pas sans rappeler la théosophie de Louis-Claude de Saint-Martin. Toutefois, la doctrine trinitaire proposée se révèle souvent dualiste, plus paulinienne que chrétienne. Saint Paul est en effet omniprésent dans ce texte, bien davantage que saint Jean or Paul est contre le corps et la chair, et par suite contre les femmes. Ce rejet du corps est très présent dans le texte, associé au rejet du monde visible en général. De même, nous rencontrons une forte opposition à la science, à la raison, à l’érudition, qui s’explique par les bouleversements culturels et intellectuels traversés depuis la Révolution française.

« La différence entre une connaissance issue de la raison et une connaissance issue de l’illumination est perceptible dans son effet, affirme Rodolphe Salzmann. La première n’est qu’un apprentissage par la mémoire et l’intelligence. La seconde est pour ainsi dire une contemplation intérieure, une illumination de la vérité, associée à un sentiment du cœur, par laquelle on est non seulement instruit, mais aussi amélioré et sanctifié. »

Le texte oscille entre dualité et non-dualité, entre un Jehovah, juge inflexible et séparateur, et un Dieu d’amour qui réunit. Comme Paul au commencement de l’église chrétienne, Rodolphe Salzmann pense que les temps de la fin sont proches. L’un et l’autre demeurent dans une vision linéaire et apocalyptique du temps. Où faut-il donc chercher la voie directe évoquée plus avant ? Dans les passages qui contribuent à une méthode intime, une voie, étroite parce que nous l’avons rendu telle. Ce chemin vers l’essence débute par le silence au milieu des formes. Plutôt que les cérémonies extérieures Rodolphe Salzmann insiste sur un lâcher prise du monde, sur un baptême d’Esprit permanent, baptême qui remplace la circoncision, sur le renouvellement de l’alliance originelle du feu et de l’eau, la fonction enseignante des rêves et des songes, sur la Grâce sans laquelle le corps de gloire ne saurait être…

Il faut plusieurs lectures du texte pour dégager ce qui participe d’une voie du corps de gloire, dont le Christ est l’incarnation, des considérations conditionnées par la culture chrétienne de l’époque, pour extraire la beauté et la liberté de nature non-duelle des oppositions dualistes encore très présentes dans la pensée de Rodolphe Salzmann, idéalisant les apôtres et leurs actions, persuadé que le christianisme est l’expression ultime de la Vérité contre toutes les sagesses du monde. L’effort demandé au lecteur-étudiant se justifie par les perles que le texte recèle, perles qui tissent une intériorité toute lumineuse.

Le texte de Rodolphe Salzmann, nous dit très justement Eric P. Bahne von Krauss, « est le livre voulu et écrit pour le Grand Profès Réau+. Il est une conclusion intérieure à la doctrine comme un canon silencieux de la Grande profession.

Il n’est point demandé, poursuit-il, au Profès de parler, mais de se taire en présence de Celui qui parle sans voix.

Il n’est point requis de lui qu’il agisse, mais qu’il laisse agir en lui Celui qui opère sans mouvement.

Car celui qui pense œuvrer pour la Lumière n’a pas encore compris que la Lumière n’a besoin d’aucune œuvre mais seulement d’un miroir pur. »

La longue introduction d’Eric P. Bahne von Krauss, guide précieux et effacé, éclaire le texte aux couches multiples de Rodolphe Salzmann et permet au lecteur doué de sagacité d’en extraire l’essentiel. Sans aucun doute, ce texte sera reçu très différemment par les membres du Régime Ecossais Rectifié, en ses différentes manifestations actuelles, mais en aucun cas il ne laissera indifférent.