A
l’occasion de la première édition en langue portugaise, très attendue, du livre de Louis-Claude de Saint-Martin O crocodilo ou a guerra do bem e do mal,
aux Editions Zéfiro, accompagné de
textes d’António Quadros, António Telmo et Rodrigo Sobral Cunha, il n’est pas inutile de rappeler l’importance
et l’actualité de ce texte.
Le Crocodile ou la guerre du bien et du
mal arrivée sous le règne de Louis XV
est un ouvrage singulier dans l’œuvre, riche et complexe, du « Philosophe
inconnu », Louis-Claude de Saint-Martin. Le philosophe d’Amboise devait,
avec ce livre qui relève du genre fantastique, surprendre aussi bien ses émules
que le lecteur occasionnel. Robert Amadou, qui signa la préface à la deuxième édition
du Crocodile, en 1962, après le trop long silence qui suivit l’édition première
de 1799, parle d’un livre deux fois « insolite », par le genre et par
sa place au sein de la série des essais de Louis-Claude de Saint-Martin.
L’ouvrage
est fini, selon Saint-Martin, en 1792 mais augmenté jusqu’en 1796 et achevé
pour l’impression en 1798. C’est dire si ce livre s’inscrit dans les événements
de la Révolution française. Mais, si le thème du livre évoque les luttes
révolutionnaires, Louis-Claude de Saint-Martin met en scène, entre burlesque et
parodique, quelques idées fondamentales de sa doctrine illuministe. « La
guerre du bien et du mal arrivée sous le règne de Louis XV » constitue une
typologie partielle pour la Révolution française mais évoque surtout la lutte
cosmique entre deux principes, bien et mal, sans tomber dans le piège d’une
posture manichéenne. Dans cet « ouvrage de gaîté » comme le désigne
Saint-Martin, le lecteur attentif décèlera sans peine les grands principes de
la théosophie saint-martinienne.
Le
Crocodile est souvent sous-estimé,
voire ignoré, par des lecteurs peu habitués à la confrontation avec un texte de
forme à la fois poétique, épique et magique. Le texte déroute, c’est sa force.
Le livre dérange, conduit hors des sentiers battus de l’initiation et révèle en
contre-jour ou en pleine lumière les vérités auxquelles, sa vie durant, le
philosophe inconnu s’est consacré. Enigmes et allégories, loufoqueries même,
portent un enseignement étrangement moderne. En effet, de tous les livres de
Louis-Claude de Saint-Martin, il est sans doute celui qui nous semble d’emblée
le plus contemporain. Car la lutte mise en scène par Saint-Martin, qui se
passionna pour la Révolution dont il attendait beaucoup, trop en réalité,
représente le combat entre deux principes, l’un de morcellement, l’autre de
retour à l’Un, à l’œuvre dans l’infinie création depuis la Chute, comme au sein
de chaque individu. Le Crocodile
dénonce aussi les errances des « instituteurs », des porteurs de la
pensée moderne en cette fin de XVIIIème siècle dont Philippe Muray[1] dans un livre magistral nous dit qu’il perdure
peut-être encore de nos jours après « la crise religieuse du XIXème
siècle » dans un étrange « socialoccultisme ».
Certaines
idées avancées dans le Crocodile se
retrouvent dans les textes rassemblés par Robert Amadou pour introduire
Saint-Martin dans le corpus philosophique en langue française édité chez Fayard[2] comme, entre autres la question des signes et des
idées. La tension entre tradition et modernité, entre aïon et chronos, entre
liberté et réplication, est au cœur de ce livre, mise en scène à travers le
crocodile lui-même, symbole de Satan, le faux Lucifer, les personnages
d’Eléazar, qui évoque Martinès de Pasqually, Sédir, l’homme de Désir, Madame Jof,
la Sophia, ou de cette Société des Indépendants qui typifie les adeptes de
l’initiation de Réintégration dans sa forme idéale.
C’est
« un livre plaisant ». C’est un livre qui étonne. C’est un livre qui
éveille. Cette édition en langue portugaise, dans une terre de tradition et
sous le ciel clair de l’Esprit Libre, est bienvenue en ce début de millénaire
incertain. Nul doute que le Portugal et sa haute spiritualité marquée par le
sébastianisme, le culte du Saint Esprit et le mythe fondateur du Cinquième
Empire, soit un écrin pour la pensée du Philosophe inconnu et pour son
paradoxal, et toujours inattendu, Crocodile.